CHAPITRE 16

 

 

Midi. J’avais revêtu les vêtements que j’avais achetés en ce dernier et fatal jour de mon errance : un chandail à manches longues de doux lainage blanc, des jeans délavés comme c’était la mode.

Nous avions fait une sorte de pique-nique devant une bonne petite flambée : couverture blanche étalée sur le tapis où nous avions pris notre petit déjeuner tardif, tandis que Mojo se bâfrait à sa façon sur le carrelage de la cuisine. C’étaient de nouveau du pain et du beurre avec du jus d’orange, des œufs coque et des fruits coupés en grosses tranches. Je dévorais, bien qu’elle me répétât que je n’étais pas encore tout à fait rétabli. Je m’estimais assez en forme. Même son petit thermomètre digital le confirmait.

Il me fallait repartir pour La Nouvelle-Orléans. Si l’aéroport était ouvert, j’aurais sans doute pu être là-bas pour la nuit tombée. Mais je n’avais pas envie de la quitter tout de suite. Je demandai du vin. J’avais envie de parler. Je voulais la comprendre, et puis j’avais peur de partir, peur de me sentir seul sans elle. Le voyage en avion m’inspirait une vive appréhension. Et d’ailleurs, j’aimais bien être en sa compagnie…

Elle avait longuement raconté sa vie dans les missions, expliquant comment dès le départ cela lui avait plu. Les premières années, elles les avait passées au Pérou, puis elle était partie pour le Yucatán. Elle revenait des jungles de la Guyane française, une région peuplée de tribus indiennes primitives. La mission de Sainte Marguerite-Marie – six heures de voyage pour remonter le Maroni en canot automobile depuis la ville de Saint-Laurent. Avec les autres sœurs, elle avait rénové la chapelle de béton, la petite école aux murs passés à la chaux et l’hôpital. Mais il leur fallait souvent quitter la mission proprement dite pour aller jusqu’aux peuplades dans leurs villages. C’était un travail qu’elle adorait, disait-elle.

Elle me montra un grand nombre de photographies : de petites images rectangulaires et colorées des bâtiments rudimentaires de la petite mission, des portraits d’elle, des sœurs et du prêtre qui venait dire la messe. Là-bas, aucune des religieuses ne portait le voile ni l’habit ; elles étaient en tenue kaki ou en cotonnade blanche et elles avaient les cheveux défaits : de vraies sœurs au travail, m’expliqua-t-elle. On la voyait sur ces clichés : rayonnante de bonheur, sans aucune trace chez elle de mélancolie. Sur un instantané, elle était entourée d’Indiens aux visages sombres, devant une curieuse petite construction aux murs couverts de sculptures. Sur un autre, elle faisait une piqûre à un vieil homme décharné assis sur un fauteuil à dossier droit peint de couleurs vives.

La vie dans ces villages de la jungle était la même depuis des siècles, me raconta-t-elle. Ces gens existaient bien avant que les Français ou les Espagnols ne viennent fouler le sol d’Amérique du Sud. C’était difficile de les amener à faire confiance aux sœurs, aux médecins et aux prêtres. Peu lui importait, à elle, s’ils apprenaient ou non leurs prières. Ce qui l’intéressait, c’étaient les injections et le nettoyage convenable des plaies infectées ; et aussi la réduction des fractures pour éviter que ces gens ne fussent à jamais invalides.

Bien sûr, on lui demandait de revenir. On avait accepté avec beaucoup de patience le petit congé qu’elle avait pris. On avait besoin d’elle. Son travail l’attendait. Elle me montra le télégramme que j’avais déjà vu, fixé au mur au-dessus du miroir de la salle de bains.

« De toute évidence, dis-je, ça te manque aussi. »

Je l’examinais, guettant des signes de remords à propos de ce que nous avions fait ensemble. Mais je ne voyais rien de tout cela. Le télégramme ne paraissait pas non plus la laisser accablée de remords.

« Bien sûr que j’y retourne, dit-elle simplement. Ça peut paraître absurde, mais ça a déjà été difficile de partir de là-bas. Mais cette histoire de chasteté, c’était devenue une obsession destructrice. »

Naturellement, je comprenais. Elle me regardait de ses grands yeux tranquilles.

« Et maintenant, tu sais, dis-je, ça n’a pas une telle importance que tu aies couché ou non avec un homme. Tu n’as pas remarqué ?

— Peut-être », dit-elle avec un léger sourire. Comme elle avait l’air forte, assise là sur la couverture, les jambes modestement pliées de côté, les cheveux encore défaits, et qui ressemblaient plus dans cette chambre à un voile de nonne que sur n’importe quelle photographie d’elle.

« Comment cela a-t-il commencé pour toi ? demandai-je.

— Tu crois que c’est important ? fit-elle. Je ne pense pas que tu approuveras mon récit si je te raconte.

— J’ai envie de savoir », répondis-je.

Elle avait grandi entre une mère institutrice catholique et un père comptable dans le quartier de Bridgeport à Chicago, et de très bonne heure elle avait fait montre d’un grand talent de pianiste. Toute la famille s’était sacrifiée pour lui payer des leçons avec un célèbre professeur.

« Tu vois, dit-elle avec de nouveau un petit sourire, de l’abnégation, dès le début. Seulement en ce temps-là, il s’agissait de musique et pas de médecine. »

Déjà à cette époque, elle était profondément religieuse, elle lisait les vies des saints et rêvait d’être une sainte – de travailler dans les missions étrangères quand elle serait grande. Sainte Rose de Lima, la mystique, la fascinait tout particulièrement. Tout comme saint Martin de Porres, qui avait davantage travaillé dans le monde séculier. Et sainte Rita. Elle aurait voulu un jour travailler avec les lépreux, vivre une vie de dévouement et d’héroïsme. Quand elle était jeune fille, elle s’était bâti un petit oratoire derrière la maison et elle restait agenouillée des heures au pied du crucifix, en espérant que les plaies du Christ allaient s’ouvrir dans ses mains et dans ses pieds : les stigmates.

« Je prenais ces histoires très au sérieux, déclara-t-elle. Pour moi, les saints font partie de la réalité. La possibilité d’être héroïque aussi.

— L’héroïsme », murmurai-je. C’était mon mot à moi.

Mais comme ma définition en était différente. Je ne l’interrompis pas davantage.

« Il semblait que jouer du piano était en conflit avec le développement spirituel de mon âme. J’avais envie de renoncer à tout pour les autres et cela voulait dire renoncer au piano, surtout au piano. »

Ces propos m’attristèrent. J’avais l’impression qu’elle n’avait pas souvent raconté cette histoire et, quand elle parlait, c’était d’une voix très basse.

« Mais le bonheur que tu donnais aux gens quand tu jouais ? demandai-je. Est-ce que ça n’avait pas une vraie valeur ?

— Maintenant, je peux affirmer que oui », dit-elle, baissant encore davantage le ton et ses paroles sortant de sa bouche avec une pénible lenteur. « Pourtant, en ce temps-là je n’en étais pas sûre. Je n’étais pas la personne qu’il fallait pour un talent de ce genre. Peu m’importait qu’on m’écoutât ; et surtout je n’aimais pas être vue. » Elle rougit un peu en me regardant. « Peut-être, si j’avais pu jouer dans une tribune d’église ou derrière un paravent, ç’aurait été différent.

— Je comprends, dis-je. Il y a bien des humains qui réagissent ainsi.

— Mais pas toi, n’est-ce pas ? »

Je secouai la tête.

Elle m’expliqua combien cela lui était pénible de s’habiller de dentelles blanches et de devoir jouer devant un public. Elle l’acceptait pour faire plaisir à ses parents et à ses professeurs. Participer aux différents concours était un supplice. Et presque invariablement elle remportait le prix. Quand elle eut seize ans, sa carrière était devenue une entreprise familiale.

« Mais la musique elle-même. Est-ce que tu aimais cela ? »

Elle réfléchit un moment. Puis elle reprit : « C’était de l’extase pure, répondit-elle. Quand je jouais seule… sans personne pour m’observer, je me perdais totalement dans la musique. C’était presque comme être sous l’influence d’une drogue. C’était… c’était presque érotique. Des mélodies parfois m’obsédaient. Elles me trottaient constamment dans la tête. Quand je jouais, je perdais la notion du temps. Aujourd’hui encore, je ne peux pas vraiment écouter de la musique sans être transportée d’enthousiasme. Tu ne vois ici aucun poste de radio ni magnétophone. Même maintenant je ne peux pas avoir ces choses-là près de moi.

— Mais pourquoi te refuser cela ? » Je regardai autour de moi. Il n’y avait pas de piano non plus dans cette pièce.

Elle secoua la tête. « Tu comprends, ça m’entraîne trop loin. Je peux trop facilement oublier tout le reste. Et dans ces cas-là, rien ne s’accomplit. La vie est pour ainsi dire en attente.

— Mais, Gretchen, est-ce vrai ? demandai-je. Pour certains d’entre nous, des sentiments aussi intenses sont la vie ! Nous recherchions l’extase. Dans ces moments-là, nous… nous transcendons tout ce qui est souffrance, mesquinerie, lutte. C’était comme ça pour moi quand j’étais vivant. C’est comme ça pour moi aujourd’hui. »

Elle réfléchit, le visage lisse et détendu. Quand elle reprit la parole, ce fut avec une calme conviction.

« Je veux plus que cela, déclara-t-elle. Je veux quelque chose de plus palpable et de plus constructif. Pour dire les choses autrement, je ne peux pas profiter d’un pareil plaisir quand d’autres sont victimes de la faim, de la souffrance ou de la maladie.

— Il y aura pourtant toujours ce genre de misère dans le monde. Et les gens ont besoin de musique, Gretchen, ils en ont autant besoin que de réconfort ou de nourriture.

— Je ne suis pas sûre d’être d’accord avec toi. En fait, je suis même certaine du contraire. Il faut que je passe ma vie à essayer de soulager la misère. Crois-moi, j’ai déjà eu bien des fois toutes ces discussions.

— Ah ! dis-je, choisir de soigner plutôt que de faire de la musique. Pour moi c’est incompréhensible. Bien sûr, c’est bien de soigner. » J’étais trop attristé et trop désemparé pour continuer. « Comment as-tu vraiment choisi ? interrogeai-je. Est-ce que ta famille n’a pas essayé de t’arrêter ? »

Elle poursuivit ses explications. Gretchen avait seize ans quand sa mère était tombée malade et, pendant des mois, on n’arrivait pas à déceler la cause de son mal. Sa mère était anémique ; elle avait constamment de la fièvre ; il devint évident à la fin qu’elle dépérissait. On multiplia les analyses, mais les médecins ne trouvaient aucune explication. Tout le monde était certain que sa mère allait mourir. L’atmosphère de la maison était empoisonnée de chagrin et même d’amertume.

« J’ai demandé à Dieu un miracle, me raconta-t-elle. J’ai promis de ne plus jamais toucher un clavier de piano aussi longtemps que je vivrais, si seulement Dieu voulait sauver ma mère. J’ai promis d’entrer au couvent dès que j’en aurais l’âge – et de consacrer ma vie à soigner les malades et les mourants.

— Et ta mère a guéri ?

— Oui. En un mois elle était complètement rétablie. Elle vit toujours aujourd’hui. Elle est retraitée, elle donne des leçons particulières à des enfants après l’école – dans un magasin d’un quartier noir de Chicago. Jamais depuis elle n’a été le moins du monde malade.

— Et tu as tenu ta promesse ? »

Elle acquiesça. « À dix-sept ans, je suis entrée dans l’ordre des Sœurs missionnaires et on m’a envoyée au collège.

— Et tu as tenu ton serment de ne plus jamais toucher un piano ? »

Elle hocha la tête. Il n’y avait chez elle pas une trace de regret, pas non plus de mélancolie ni de besoin de m’entendre dire que je comprenais ou que j’approuvais. En fait, je savais que ma tristesse était visible et qu’elle en était un peu navrée.

« Étais-tu heureuse au couvent ?

— Oh ! oui, fit-elle avec un petit haussement d’épaules. Tu comprends, une vie ordinaire est impossible pour quelqu’un comme moi. Il faut que je fasse quelque chose de dur. Que je prenne des risques. Je suis entrée dans cet ordre religieux, parce que leurs missions se trouvaient dans les régions les plus lointaines et les plus dangereuses d’Amérique du Sud. Je ne peux pas te dire à quel point j’aime ces jungles ! » Sa voix se fit plus douce et presque insistante. « Elles ne peuvent pas être assez brûlantes ni assez dangereuses pour moi. Il y a des moments où nous sommes tous surmenés et épuisés, où l’hôpital est bondé, où on installe les enfants malades dehors sous des appentis et dans des hamacs et où je me sens si vivante ! Je ne peux pas te dire. Je m’arrête peut-être le temps d’essuyer la sueur de mon visage, de me laver les mains, de boire un verre d’eau. Et je me dis : je suis vivante ; je suis ici. Je fais ce qui compte. »

Elle sourit encore. « C’est une autre forme d’intensité, dis-je, quelque chose qui ne ressemble pas du tout à faire de la musique. Je vois très bien la différence fondamentale. » Je pensais à ce que m’avait dit David de sa jeunesse – comment il recherchait alors le frisson du danger. Elle recherchait ce frisson dans la totale abnégation. Lui avait courtisé les périls de l’occulte au Brésil. Elle s’attaquait au défi de ramener à la santé des milliers d’anonymes et d’éternellement pauvres. J’en étais profondément troublé.

« Bien sûr, dit-elle, il y a de la vanité là-dedans aussi. La vanité est toujours l’ennemie. C’est ce qui me troublait le plus à propos de ma… de ma chasteté, expliqua-t-elle, l’orgueil que j’en tirais. Mais, tu comprends, même revenir de cette façon aux États-Unis, c’était un risque. J’étais terrifiée quand je suis descendue de l’avion, quand je me suis rendu compte que j’étais ici, à Georgetown et que, si j’en avais envie, rien ne pourrait m’empêcher d’être avec un homme. Je crois que je suis allée travailler à l’hôpital par peur. Dieu sait, ça n’est pas simple, la liberté.

— Ça, dis-je, je le comprends. Mais les membres de ta famille, comment ont-ils réagi à cette promesse que tu avais faite de renoncer à la musique ?

— À l’époque ils ne l’ont pas su. Je ne leur en ai pas parlé. J’ai annoncé ma vocation. Je n’ai pas voulu en démordre. Il y a eu beaucoup de récriminations. Après tout, mes frères et sœurs portaient des vêtements d’occasion pour que je puisse prendre des leçons de piano. C’est souvent le cas. Même dans une bonne famille catholique, l’annonce qu’une fille veut entrer au couvent n’est pas toujours accueillie avec des cris d’enthousiasme et des embrassades.

— Ils regrettaient à cause de ton talent, fis-je doucement.

— Oui, c’est vrai », dit-elle avec un petit haussement de sourcils. Comme elle avait l’air sincère et tranquille. Elle ne disait pas cela avec froideur ni dureté. « Mais je voyais quelque chose d’infiniment plus important qu’une jeune femme sur une scène, se levant de son tabouret de piano pour ramasser un bouquet de roses. Il a fallu longtemps avant que je leur parle de la promesse.

— Des années plus tard ? »

Elle hocha la tête. « Ils ont compris. Ils ont vu le miracle. Comment aurait-il pu en être autrement ? Je leur ai expliqué que j’avais eu plus de chance que toutes celles que je connaissais qui étaient entrées au couvent. Dieu m’avait fait un signe sans équivoque. Il avait résolu tous les problèmes pour nous tous.

— Tu crois ça.

— Oui, je le crois, dit-elle. Mais, au fond, peu importe que ce soit vrai ou non. Et si quelqu’un devrait comprendre, c’est bien toi.

— Pourquoi donc ?

— Parce que tu parles de vérités religieuses, d’idées religieuses et que tu sais que tout cela compte, même si ce ne sont que des métaphores. C’est cela que j’ai entendu chez toi même quand tu délirais.

Je soupirai. « Tu n’as jamais envie de rejouer du piano ? Tu n’as jamais envie de trouver une salle de concert vide, peut-être, avec un piano sur l’estrade, d’aller t’y asseoir et…

— Bien sûr que si. Mais je ne peux pas le faire et je ne le ferai pas. » Son sourire maintenant était vraiment magnifique.

« Gretchen, repris-je, au fond c’est une histoire terrible. Enfin, en tant que bonne catholique, est-ce que tu n’aurais pas pu considérer ton talent musical comme un don de Dieu, un don qu’il ne fallait pas gâcher ?

— Il me venait de Dieu, je le savais. Mais tu ne comprends pas ? Il y avait un embranchement sur la route ; sacrifier le piano, c’était l’occasion que m’offrait Dieu de Le servir de façon particulière. Lestat, qu’aurait pu représenter la musique à côté de l’aide que l’on peut apporter aux gens, aux centaines des gens ? »

Je secouai la tête. « La musique à mon avis peut être considérée comme tout aussi importante. »

Elle réfléchit un long moment avant de répondre. « Je ne pouvais pas continuer, dit-elle. Je me suis peut-être servie de la crise provoquée par la maladie de ma mère, je ne sais pas. Il fallait que je devienne infirmière. Il n’y avait pas d’autre voie pour moi. La simple vérité, c’est que je ne peux pas vivre quand je suis confrontée à la misère du monde. Je ne peux pas trouver de justification au confort ni au plaisir quand d’autres souffrent. Je ne sais pas comment les gens peuvent.

— Gretchen, tu ne t’imagines quand même pas que tu peux changer tout cela.

— Non, mais je peux passer ma vie à avoir de l’influence sur beaucoup, beaucoup d’existences individuelles. C’est ça qui compte. » Ce récit me bouleversa à tel point que je fus incapable de rester assis là. Je me levai, j’étirai mes jambes raides, je m’approchai de la fenêtre et je regardai le champ de neige.

Ç’aurait été facile de ne plus y penser si elle avait été quelqu’un de larmoyant ou de mentalement infirme, déchiré par d’âpres conflits, quelqu’un d’instable. Mais rien ne semblait plus éloigné de la vérité. Je trouvais en elle une profondeur presque insondable.

Elle m’était aussi étrangère que mon ami mortel Nicolas l’avait été voilà tant de décennies. Non pas parce qu’elle lui ressemblait ; mais parce que le cynisme, les ricanements et l’attitude d’éternel rebelle de Nicolas reflétaient un renoncement que je n’arrivais pas à vraiment comprendre. Mon Nicki, si excessif et si bouillonnant d’une apparente excentricité, et qui pourtant ne trouvait une satisfaction dans ce qu’il faisait que parce que cela agaçait les autres.

Le renoncement : c’était le cœur du problème.

Je me retournai. Elle se contentait de m’observer. J’avais une fois de plus la nette impression que peu lui importait ce que je disais. Elle ne me demandait pas de la comprendre. Dans une certaine mesure, c’était un des êtres les plus forts que j’eusse rencontré de toute ma longue vie.

Pas étonnant qu’elle m’eût fait sortir de l’hôpital ; une autre infirmière aurait fort bien pu ne pas assumer un tel fardeau.

« Gretchen, demandai-je, tu ne redoutes jamais d’avoir gâché ta vie : que la maladie et la souffrance vont tout bonnement continuer longtemps après que tu ne seras plus sur terre et que ce que tu auras fait ne représentera rien dans le vaste ordre des choses ?

— Lestat, dit-elle, c’est le grand ordre des choses qui ne représente rien. » Elle ouvrait de grands yeux au regard clair. « C’est le petit geste qui veut tout dire. Bien sûr que la maladie et la souffrance continueront après que je ne serai plus là. Ce qui est important, ce sera que j’ai fait tout ce que je pouvais. C’est mon triomphe, c’est ma vanité. C’est ma vocation et mon péché d’orgueil. C’est ma forme à moi d’héroïsme.

— Mais, chérie, ça ne marche de cette façon que si quelqu’un tient les comptes, si un Être Suprême ratifie ta décision, si tu es récompensée de ce que tu as fait ou du moins défendu.

— Non, dit-elle, en choisissant avec soin ses mots. Rien ne saurait être plus loin de la vérité. Pense à ce que je t’ai dit. Je t’explique quelque chose qui de toute évidence est nouveau pour toi. Peut-être est-ce un secret religieux.

— Comment cela ?

— Il y a bien des nuits où je reste sans dormir, me rendant parfaitement compte qu’il n’y a peut-être pas de Dieu personnel et que la souffrance des enfants dont je suis chaque jour témoin dans nos hôpitaux n’aura jamais de contrepartie ni de rachat. Je pense à ces vieux arguments : tu sais, comment Dieu peut-il justifier les souffrances d’un enfant ? C’est Dostoïevski qui posait cette question. Tout comme Albert Camus. Nous-même ne cessons de la poser. Mais au bout du compte, ça n’a pas d’importance.

« Dieu peut exister ou non. Mais la misère est réelle. Elle est absolument réelle, et on ne peut nier son existence. Et c’est dans cette réalité que réside mon engagement – le noyau même de ma foi. Il faut que je fasse quelque chose à ce propos !

— Et à l’heure de ta mort, s’il n’y a pas de Dieu…

— Ainsi soit-il. Je saurai que j’ai fait ce que je pouvais. L’heure de ma mort, ça pourrait être maintenant. » Elle eut un petit haussement d’épaules. « Ça ne changerait rien à mes sentiments.

— C’est pourquoi tu n’éprouves aucun remords à ce que nous soyons là tous les deux au lit. »

Elle réfléchit. « Du remords ? C’est du bonheur que j’éprouve quand j’y pense. Tu ne sais donc pas ce que tu as fait pour moi ? » Elle attendit et lentement ses yeux s’emplirent de larmes. « Je suis venue ici pour te rencontrer, pour être avec toi, dit-elle d’une voix qui devenait un peu rauque. Et je peux rentrer maintenant à la mission. »

Elle baissa la tête et lentement, sans un mot, retrouva son calme, et ses larmes s’arrêtèrent. Puis elle leva les yeux et reprit :

« Quand tu parlais de la création de cet enfant, Claudia… quand tu racontais comment tu avais amené ta mère, Gabrielle, dans ton monde… tu évoquais un effort vers quelque chose. Appellerais-tu cela une transcendance ? Quand je travaille jusqu’à tomber de fatigue à l’hôpital de la mission, je transcende. Je transcende le doute et quelque chose… quelque chose de peut-être désespéré et de noir qui est en moi. Je ne sais pas.

— Désespéré et noir, oui, c’est bien là la clé, n’est-ce pas ? La musique n’a pas réussi à chasser cela.

— Si, elle y est parvenue, mais c’était une tromperie.

— Pourquoi une tromperie ? En quoi est-ce une tromperie de faire du bien en jouant du piano ?

— Parce que ce n’était pas en faire assez pour les autres, voilà.

— Oh, mais si. Ça leur donnait du plaisir, forcément.

— Du plaisir ?

— Pardonne-moi. Je fais fausse route. Tu t’es perdue dans ta vocation. Quand tu jouais du piano, tu étais toi-même, tu ne comprends donc pas ? Tu étais l’unique Gretchen ! C’est la signification même du mot « virtuose ». Et tu voulais te perdre.

— Je crois que tu as raison. La musique n’était tout simplement pas ma voie.

— Oh, Gretchen, tu me fais peur !

— Mais je ne devrais pas. Je ne dis pas que l’autre voie était mauvaise. Si tu faisais du bien avec ta musique – quand tu étais chanteur de rock, cette brève carrière que tu as évoquée – c’était le bien que tu pouvais faire. Moi, je fais le bien à ma façon, voilà tout.

— Non, il y a en toi un ardent renoncement. Tu as faim d’amour comme nuit après nuit j’ai soif de sang. Tu te punis en étant infirmière, en niant tes désirs charnels et ton amour de la musique et tout ce qui dans le monde ressemble à la musique. Tu es bel et bien une virtuose, une virtuose de ta propre douleur.

— Tu as tort, Lestat, dit-elle avec encore un petit sourire et en secouant la tête. Tu sais que ce n’est pas vrai. C’est ce que tu as envie de croire à propos de quelqu’un comme moi. Écoute-moi, Lestat. Si tout ce que tu m’as dit est vrai, n’est-ce pas évident, à la lumière de cette vérité, que tu étais destiné à me rencontrer.

— Comment cela ?

— Viens ici t’asseoir auprès de moi et me parler. »

Je ne sais pas pourquoi j’hésitais, pourquoi j’avais peur. Je finis par retourner sur la couverture et par m’asseoir en face d’elle, en croisant les jambes. Je m’adossai au côté du rayonnage.

« Tu ne comprends pas ? demanda-t-elle. Je représente une voie contraire, une route que tu n’as jamais envisagé de prendre, et qui pourrait bien te conduire à la consolation même que tu cherches.

— Gretchen, tu ne crois pas un instant que je t’ai dit la vérité. Ça n’est pas possible. Je ne m’attends pas à ça de ta part.

— Mais si, je te crois ! Je crois chaque mot que tu as dit. Et la vérité littérale n’a pas d’importance. Tu recherches quelque chose que cherchaient les saints quand ils ont renoncé à leur existence normale, quand ils se sont lancés à tâtons au service du Christ. Et peu importe que tu ne croies pas au Christ. Cela ne compte pas. Ce qui est important, c’est que tu as été malheureux dans l’existence que tu as menée jusqu’à maintenant, malheureux jusqu’à la folie et que la voie que je t’indique t’offrirait une alternative.

— Tu parles de ça pour moi ? demandai-je.

— Bien sûr que oui. Tu ne vois pas comment les choses se sont déroulées ? Tu descends dans ce corps ; tu tombes entre mes mains ; tu me donnes les moments d’amour que je demande. Mais moi, qu’est-ce que je t’ai donné ? Qu’est-ce que je représente pour toi ? »

D’un geste de la main elle réclama le silence.

« Non, ne recommence pas à parler de l’ordre des choses. Ne me demande pas s’il existe bien un Dieu. Pense à tout ce que j’ai dit. Je l’ai dit pour moi, mais aussi pour toi. Combien de vies as-tu prises dans ton existence surnaturelle ? Combien de vies est-ce que j’ai sauvées – littéralement sauvées – dans les missions ? »

J’étais prêt à nier toute possibilité de suivre ses conseils quand je m’intimai soudain l’ordre d’attendre, de rester silencieux et de simplement réfléchir.

L’idée qui me donnait la chair de poule revint m’obséder, l’idée que je ne récupérerais peut-être jamais mon corps surnaturel, que toute ma vie j’allais être prisonnier de cette enveloppe de chair. Si je n’arrivais pas à rattraper le Voleur de Corps, si je ne réussissais pas à obtenir l’aide des autres, la mort dont je disais que je prétendais la rechercher allait m’échoir en temps voulu. J’étais retombé dans le temps.

Et s’il y avait un plan derrière tout cela ? S’il y avait un destin ? Et si je passais cette existence mortelle à travailler comme le faisait Gretchen, à consacrer aux autres tout mon être spirituel et physique ? Et si je m’en retournais tout simplement avec elle dans son avant-poste perdu au cœur de la jungle ? Oh, pas comme amant, bien sûr. De toute évidence, ces choses-là n’étaient pas pour elle. Mais si je partais comme assistant, comme aide ? Et si j’engloutissais ma vie mortelle dans le cadre même de l’abnégation ?

De nouveau je me contraignis à rester silencieux, pour bien examiner la situation.

Bien sûr, il y avait un autre élément dont elle ne savait rien : la fortune dont je pouvais faire profiter sa mission, et d’autres missions comme la sienne. Et bien que cette fortune fût si vaste que certains n’auraient même pas pu la calculer, moi, je le pouvais. Dans une vaste vision incandescente, j’en voyais les limites et les effets. Des villages entiers nourris et vêtus, des hôpitaux alimentés en médicaments, des écoles fournies en livres, en tableaux noirs, en radios et en pianos. Parfaitement. En pianos. Oh ! c’était un vieux, vieux conte. C’était un vieux, vieux rêve.

Je restai silencieux en y songeant. J’imaginais les instants de chaque jour de ma vie mortelle – ma possible vie mortelle – qui se passeraient avec toute ma fortune consacrée à ce rêve. J’imaginais cela comme du sable glissant par l’étranglement central d’un sablier.

Voyons, à cette minute même, tandis que nous étions assis ici, dans cette chambre coquette, des gens mouraient de faim dans les vastes taudis de l’Orient. Ils mouraient de faim en Afrique. À travers le monde, ils succombaient à des maladies et à des catastrophes. Des inondations balayaient leurs maisons ; la sécheresse ratatinait leurs aliments et leurs espoirs. La misère de même un seul pays était plus que l’esprit ne pouvait supporter, si on la décrivait ne serait-ce qu’avec de vagues détails.

Mais même si je faisais don à cette entreprise de tout ce que je possédais, qu’aurais-je accompli au bout du compte ?

Comment pourrais-je même savoir si la médecine moderne dans un village de la jungle valait mieux que les méthodes d’antan ? Si l’éducation donnée à un enfant de la jungle signifiait pour lui le bonheur ? Si rien de tout cela valait le sacrifice de moi-même ? Comment pourrais-je me forcer à me demander si c’était vrai ou non ! C’était là l’horreur.

Je m’en moquais éperdument. Je pouvais pleurer sur une âme individuelle qui souffrait, oui, mais sacrifier ma vie aux millions d’anonymes du monde, ça non ! En fait, cela m’emplissait de terreur, d’une sombre terreur. C’était d’une tristesse qui dépassait la tristesse. Cela ne me semblait pas du tout une vie. Cela me paraissait le contraire même de la transcendance.

Je secouai la tête. D’une voix basse et balbutiante, je lui expliquai pourquoi cette vision me faisait si peur.

« Voilà des siècles, quand pour la première fois je me suis retrouvé sur la petite scène d’un théâtre de boulevard à Paris – quand j’ai vu les visages radieux, quand j’ai entendu les applaudissements – il m’a semblé que mon corps et mon âme avaient trouvé leur destin ; j’avais l’impression que toutes les promesses de ma naissance et de mon enfance avaient enfin commencé à porter leurs fruits.

« Oh ! il y avait d’autres acteurs, meilleurs ou pires ; d’autres chanteurs ; d’autres clowns ; il y en a eu des milliers depuis lors et il y en aura encore des milliers d’autres… Mais chacun de nous brille de son inimitable pouvoir ; chacun de nous se révèle en son unique et éblouissant instant ; chacun de nous a eu sa chance de vaincre à jamais les autres dans l’esprit du spectateur, et c’est la seule forme d’exploit que je puisse vraiment comprendre : le genre de réussite où le moi emporte un total triomphe.

« Oui, tu as raison, j’aurais pu être un saint, mais il m’aurait fallu trouver un ordre religieux ou mener une armée au combat ; il m’aurait fallu faire des miracles d’une telle ampleur que le monde entier serait tombé à genoux. Je suis celui qui doit oser même si j’ai tort – complètement tort. Gretchen, Dieu m’a donné une âme individuelle et je ne peux pas l’enterrer. »

Je fus étonné de voir qu’elle continuait à me sourire, un sourire doux et confiant et que son visage rayonnait d’un calme émerveillement.

« Il vaut mieux, demanda-t-elle, régner en enfer que servir au ciel ?

— Oh, non ! Si je le pouvais, je ferais le paradis sur terre. Mais je dois élever la voix ; je dois briller ; et je dois tenter d’atteindre à l’extase même que tu t’es refusée – à l’intensité même que tu as fuie ! Voilà pour moi ce qu’est la transcendance ! Quand j’ai créé Claudia, même si c’était une terrible erreur – eh bien, c’était de la transcendance. Quand j’ai créé Gabrielle, si pervers que cela ait pu paraître, oui, c’était de la transcendance. C’était un acte isolé, puissant et horrible, qui arrachait de moi mon pouvoir et mon audace sans égale. Ils ne mourront pas, ai-je dit, oui, ce sont peut-être les mots mêmes que tu emploies avec les enfants du village.

« Et c’était pour les amener dans mon monde surnaturel que j’ai prononcé ces mots-là. Mon but n’était pas seulement de les sauver, mais de faire d’eux ce que j’étais : une créature sans pareille et redoutable. C’était pour leur conférer l’individualité même que je chérissais. Nous vivrons, même dans cet état qu’on appelle la mort vivante, nous aimerons, nous sentirons, et nous défierons ceux qui voudraient nous juger et nous détruire. C’était cela, ma transcendance. Et l’abnégation et la rédemption n’y avaient pas place. »

Comme c’était frustrant de ne pas pouvoir lui faire comprendre cela, de ne pas réussir à la convaincre en termes précis. « Tu ne comprends donc pas, j’ai survécu à tout ce qui m’est arrivé parce que je suis qui je suis. Ma force, ma volonté, mon refus de renoncer – ce sont les seules composantes de mon cœur et de mon âme que je puisse sincèrement identifier. Cet ego, si tu veux l’appeler ainsi, c’est ma force, le suis Lestat le Vampire et rien… pas même ce corps mortel… ne va me vaincre. »

Je fus stupéfait de la voir acquiescer de la tête, dans un geste de totale acceptation.

« Et si tu venais avec moi, fit-elle avec douceur, Lestat le Vampire périrait – n’est-ce pas ? – dans sa propre rédemption.

— Mais oui. Il connaîtrait une mort lente et horrible au milieu des petites tâches ingrates, à soigner les hordes sans fin des anonymes, des gens sans visage, de ceux qui sont éternellement dans le besoin. »

Je me sentis soudain si triste que je ne pouvais pas poursuivre. J’éprouvais une terrible fatigue de mortel, l’esprit ayant fait agir sa chimie sur cette enveloppe corporelle. Je pensai à mon rêve, au discours que j’avais fait à Claudia, et que je venais de répéter à Gretchen, et je me reconnaissais comme jamais encore ce ne m’était arrivé.

Je relevai les genoux et y appuyai mes bras, puis j’y posai mon front. « Je ne peux pas faire ça, murmurai-je. Je ne peux pas m’enterrer vivant dans une vie comme la tienne. Et, ce qui est épouvantable, c’est que je n’en ai aucune envie. Je n’ai pas envie de le faire ! Je ne crois pas que ça sauverait mon âme. Je ne crois pas que ça aurait de l’importance. »

Je sentis ses mains sur mes bras. Elle recommençait à me caresser les cheveux, en les écartant de mon front. « Même si tu as tort, dit-elle, je te comprends. » J’eus un petit rire en levant les yeux vers elle. Je pris une serviette sur notre petit pique-nique pour m’essuyer le nez et les yeux.

« Mais je n’ai pas ébranlé ta foi, n’est-ce pas ?

— Non », fit-elle. Et son sourire cette fois était différent, plus chaleureux et plus rayonnant. « Tu l’as confirmée, dit-elle dans un souffle. Comme tu es étrange, et quel miracle que tu sois venu à moi. J’en arrive presque à croire que la voie que tu as choisie est celle qui te convient. Qui pourrais-tu être d’autre ? Personne. »

Je me radossai à la bibliothèque et bus une gorgée de vin. Il était tiède maintenant d’être resté auprès du feu, mais il avait encore bon goût et il fit passer dans mes membres engourdis un frisson de plaisir. J’en bus encore un peu. Puis je reposai le verre et je la regardai.

« Je veux te poser une question, fis-je. Réponds-moi du fond du cœur. Si je remporte mon combat – si je reprends possession de mon corps – veux-tu que je vienne te trouver ? Veux-tu que je te montre que je t’ai bien dit la vérité ? Réfléchis bien avant de répondre.

« J’ai vraiment envie de le faire. Vraiment. Mais je ne suis pas certain que ce soit la meilleure solution pour toi. Ta vie est presque parfaite. Ce n’est pas notre petit épisode charnel qui pourrait t’en détourner. J’avais raison – n’est-ce pas ? – de dire ce que je t’expliquais tout à l’heure. Tu sais maintenant que le plaisir érotique n’a pas vraiment d’importance pour toi et tu vas retourner à ton travail dans la jungle très bientôt, sinon tout de suite.

— C’est vrai, fit-elle. Mais il y a autre chose que tu devrais savoir aussi. Il y a eu un instant ce matin où j’ai cru que je pourrais tout rejeter – rien que pour être avec toi.

— Non, Gretchen, pas toi.

— Mais si, moi. Je sentais ce sentiment m’emporter, comme le faisait autrefois la musique. Et, si tu t’avisais de dire : « viens avec moi », même maintenant, peut-être que je le ferais. Si ce monde qui est le tien existait vraiment… » Elle s’interrompit avec un autre petit haussement d’épaules, rejetant ses cheveux en arrière et puis les lissant sur son épaule. « Ce que représente la chasteté, c’est de ne pas tomber amoureuse, dit-elle en me regardant droit dans les yeux. Je pourrais tomber amoureuse de toi. Je sais que je le pourrais. »

Elle s’arrêta puis reprit d’une voix sourde et troublée : « Tu pourrais devenir mon dieu. Je sais que c’est vrai. »

Cela me fit peur et pourtant j’éprouvai aussitôt un plaisir éhonté, de la satisfaction, un triste orgueil. Je m’efforçai de ne pas céder à cette sensation de lente excitation physique. Après tout, elle ne savait pas ce qu’elle disait. Elle ne pouvait pas savoir. Il y avait quelque chose de puissamment convaincant dans sa voix et dans son attitude.

« Je vais retourner là-bas, dit-elle de la même voix, pleine de certitude et d’humilité. Je partirai sans doute d’ici à quelques jours. Mais oui, si tu remportes cette bataille, si tu retrouves ta forme d’autrefois – pour l’amour de Dieu, viens me trouver. Je veux… je veux savoir ! »

Je ne répondis pas. J’étais trop bouleversé. Puis j’exprimai ce que je ressentais.

« Tu sais, c’est horrible à penser, quand je viendrai à toi et que je te révélerai ce que je suis vraiment, tu seras peut-être déçue.

— Comment serait-ce possible ?

— Tu me prends pour un être humain sublime à cause du contenu spirituel de tout ce que je t’ai dit. Tu vois en moi une sorte de lunatique béni répandant la vérité en même temps que l’erreur tout comme pourrait le faire un mystique. Mais je ne suis pas humain. Et quand tu le sauras, peut-être cela te fera-t-il horreur ?

— Non, jamais tu ne pourrais me faire horreur. Savoir que tout ce que tu as dit est vrai ? Ce serait… un miracle.

— Peut-être, Gretchen. Peut-être. Mais n’oublie pas ce que j’ai dit. Nous sommes une vision sans révélation. Nous sommes un miracle sans signification. Veux-tu vraiment porter cette croix avec tant d’autres ? »

Elle ne répondit pas. Elle pesait mes mots. Je n’arrivais pas à imaginer ce qu’ils signifiaient pour elle. Je tendis le bras pour lui prendre la main et elle me laissa faire, repliant avec douceur ses doigts autour des miens, me regardant sans détourner un instant les yeux.

« Il n’y a pas de Dieu, n’est-ce pas, Gretchen ?

— Non, il n’y en a pas », murmura-t-elle.

J’avais envie de rire et de pleurer. Je me renversai en arrière, riant doucement sous cape et la regardant, admirant son air tranquille de statue, la lueur du feu jouant dans ses yeux noisette.

« Tu ne sais pas ce que tu as fait pour moi, dit-elle. Tu ne sais pas ce que cela a représenté. Je suis prête… prête à repartir maintenant. »

J’acquiesçai.

« Alors, ça n’aura pas d’importance, n’est-ce pas, ma toute belle, si nous nous remettons au lit. Car c’est assurément ce que nous devrions faire.

— Oui, répondit-elle. Nous devrions le faire, je le pense. »

 

Il faisait presque nuit quand je la quittai pour emporter le téléphone au bout de son long cordon jusque dans la petite salle de bains afin d’appeler mon agent de New York. Une fois de plus, cela sonna et sonna. J’allais renoncer et m’adresser de nouveau à mon agent de Paris quand on me répondit au bout du fil pour m’annoncer lentement, d’une voix un peu haletante, que mon représentant à New York n’était plus de ce monde. Il avait succombé de mort violente quelques jours plus tôt dans son bureau de Madison Avenue. Le vol, déclarait-on maintenant, était le mobile de l’agression ; on avait dérobé son ordinateur et tous ses dossiers.

J’étais si abasourdi que je fus incapable de répondre à la voix serviable que j’entendais. Je parvins enfin à reprendre suffisamment mes esprits pour poser quelques questions.

Le crime avait eu lieu mercredi soir, vers huit heures. Non, personne ne connaissait l’étendue des dégâts causés aux dossiers par le voleur. Oui, malheureusement le pauvre homme avait souffert.

« C’est une histoire terrible, absolument terrible, fit la voix. Si vous étiez à New York, vous seriez sûrement au courant. Tous les journaux de la ville en ont parlé. On a dit qu’il s’agissait d’un meurtre de vampire. Le corps du malheureux était entièrement vidé de son sang. »

Je raccrochai et je restai un long moment dans un silence crispé. Puis j’appelai Paris. Mon homme d’affaires là-bas répondit assez vite.

Heureusement que j’avais téléphoné, me dit-il. Mais si je voulais bien, il me fallait m’identifier. Non, les mots de code ne suffisaient pas. Si j’évoquais des conversations que nous avions eues dans le passé ? Ah ! oui, c’était cela. Parlez, parlez, dit-il. Je me lançai aussitôt dans une litanie de secrets que nous étions tous les deux seuls à connaître, et je perçus son immense soulagement quand enfin il se laissa aller.

Il s’était passé les choses les plus étranges, me raconta-t-il. À deux reprises, il avait été contacté par quelqu’un qui prétendait être moi et qui de toute évidence ne l’était pas. Cet individu connaissait même deux de nos mots de code de jadis et s’était lancé dans de longues explications sur les raisons qui l’empêchaient de connaître les plus récents. Entre-temps, les ordinateurs avaient ordonné plusieurs mouvements de fonds, mais dans chaque cas, les codes étaient faux. Mais pas totalement. Tout indiquait en fait que cette personne était en train de décrypter notre système.

« Mais, monsieur, laissez-moi vous donner les éléments les plus simples. Cet homme ne parle pas le même français que vous ! Je ne veux pas vous faire insulte, monsieur, mais votre français est plutôt… comment dirais-je, inhabituel ? Vous employez des mots démodés. Et vous les disposez dans un ordre également inhabituel. Je sais bien quand c’est vous.

— Je comprends très bien, dis-je. Maintenant croyez-moi quand je vous dis ceci : vous ne devez plus avoir de contact avec cet individu. Il est capable de lire vos pensées. Il s’efforce d’obtenir de vous par télépathie les mots de code. Nous allons, vous et moi, mettre au point un nouveau système. Vous allez transférer de l’argent tout de suite… à ma banque de La Nouvelle-Orléans. Après cela, tout doit être bouclé. Et quand je vous recontacterai, j’utiliserai trois mots démodés. Nous n’allons pas en convenir maintenant… mais ce seront des mots que vous m’avez entendu employer auparavant et que vous reconnaîtrez. »

Bien sûr, c’était risqué. Mais cet homme me connaissait ! J’entrepris de lui dire que le voleur en question était extrêmement dangereux, qu’il avait sauvagement agressé mon agent de New York et que lui, mon représentant, devait prendre toutes les précautions imaginables pour se protéger. Je paierais tout cela, bien sûr : le nombre de gardes qu’il faudrait, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mieux valait en faire trop. « Je vous donnerai très bientôt de mes nouvelles. Rappelez-vous, des mots démodés. Vous me reconnaîtrez quand vous me parlerez. »

Je raccrochai le combiné. Je tremblais de rage, d’une rage insoutenable ! Ah ! le petit monstre. Cela ne lui suffit pas d’avoir le corps d’un dieu, voilà qu’il doit mettre au pillage les entrepôts du dieu. La petite canaille, la crapule ! Et dire que j’avais été assez stupide pour ne pas deviner que cela se passerait !

« Oh ! tu es bien humain, me dis-je. Tu es un idiot d’humain ! » Et penser aux remontrances dont Louis m’accablerait avant de consentir à m’aider !

Et si Marius savait ! Oh ! c’était trop horrible pour y penser. Que je me contente de joindre Louis le plus vite possible.

Il me fallait me procurer une valise et gagner l’aéroport. Mojo devrait à n’en pas douter voyager dans une cage et cela aussi devait être arrangé. Quand je prendrais congé de Gretchen, ce ne seraient pas les gracieux et lents adieux que j’avais imaginés. Mais assurément elle comprendrait.

Il se passait bien des choses dans le complexe monde d’illusions de son mystérieux amant. Le moment était venu de nous séparer.

Le Voleur de Corps
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